Il y a 33 ans et 33 jours Marc-Édouard Nabe était en train de finir d'écrire son premier livre Au régal des vermines. Quelques semaines plus tard, le 27 juin 1983, il commençait la rédaction du premier tome de son journal intime Nabe's Dream.
Et depuis le 15 avril 2016 il expose au 4, rue Frédéric Sauton à Paris 33 portraits d'une figure importante et récurrente de son œuvre : Jésus-Christ. En plus de trente ans d'écriture et de peinture, la pensée et la conception du Christ par Nabe n'a cessé d'évoluer.
- En 1985, à la parution du Régal, le Christ est une cible, l'ennemi intime : La pensée de Jésus n'est rien. Le Christianisme n'est rien. Le catholicisme n'est qu'une muse. Ce qui compte, c'est la personne du rédempteur, le poids de sa carcasse, le trajet de sa vie, son comportement de "Lynché". La peinture est la seule à le suivre au radar. Ce que j'aime en Jésus surtout, c'est sa récupérabilité totale, son caméléonisme intégral... Il est éclaté dans l'univers, comme une grosse tache étoilée, indélébile... comme un suaire. [...] Les juifs ont déjà commencé en le crucifiant. Ça ne suffit pas : il faut le couvrir d'insultes comme des prières.
![]() |
Sainte Vierge, Francis Picabia 1917. Encre éclaboussée sur papier |
- Un an plus tard, dans Zigzags, Nabe écrit un texte, d'une grande drôlerie, en guise d'ébauche picturale sur la crucifixion :
- Arrive l'année 1987 où conjointement Nabe rédige Inch'Allah (tome 3 de son journal intime) ainsi que son premier roman sur la peinture Le Bonheur. Dans Inch'Allah, sa vision théologique évolue : Plus je réfléchis et je lis, plus ma position s'éclaircit. C'est par le cliché que le catholicisme pèche : le salut est dans le renouvellement de l'expression théologique, dans la confection d'un catholicisme sur mesure ( pas de prêt-à-porter la croix), c'est exactement ce qu'on fait les vrais mystiques, ceux pour qui il faut encore trouver un nom (post-chrétien ?). Et dans Le Bonheur, Nabe approfondit, par l'intermédiaire de son héro Andréa de Bocumar, sa conception religieuse et le lien ténu entre mysticisme et peinture : Peindre un modèle est une forme unique de prière à deux. Avec l'amour je ne vois pas de communion plus forte. La réflexion émue du peintre rencontre celle du modèle et de leurs noces d'ondes naît le portrait. [...] La peinture est le seul moyen de capturer la réalité dans ce qu'elle a de plus mystique. Tout tableau doit montrer une lutte à mort, une bataille gigantesque avec la réalité.Mes portraits sont en fait de gros personnages pinnipèdes aux gestes précieux, avec une tête sans oreilles, fine comme un haricot, un fuseau de viande délabrée, penchée lestériennement à l'air las et bovin-bouddhique, sur un corps énorme de taureau, avachi entre deux immenses épaules.
![]() |
Christ à la couronne bleue 20x28cm Encre et aquarelle sur papier 1987 |
![]() |
Christ à la couronne verte 24x32cm Encre et aquarelle sur papier 1987 |
- L'année 1992 marque l'investissement total dans la foi chrétienne avec la parution de deux ouvrages :
-L'Âge du Christ narrant la communion de Nabe à Jérusalem. L'auteur prend un virage à 180 degrés sur son rapport personnel avec le Christ : Trente-trois ans ! Il m'aura fallu tout ce temps pour comprendre que c'était moi mon ennemi. Avant je reportais toute la faute sur un autre, j'avais un bouc émissaire, le bouc tout trouvé, en or, ancestral, inusable, j'ai nommé Jésus-Christ. Quelle erreur ! Je croyais que mon ennemi, c'était le Christ, en fait c'était moi !
-Visage de turc en pleurs étant le récit de son pèlerinage à Istanbul avec, entre autre, la vue d'une partie de la Colonne de la Flagellation du Christ. Nabe y écrit : La Flagellation est un épisode des Aventures du Christ qui m'a toujours particulièrement plu. J'y vois la violence et l'extase qui sont chères à mon âme torturée par la présence du Fils et l'absence du Père. Comme dit Pascal, Pilate "le fait flageller pour le rendre un objet de pitié" (c'est Pascal qui souligne). Il faut beaucoup frapper un homme pour en faire un dieu. Il faut être beaucoup frappé pour que les autres aient un peu pitié de vous.
Le résultat se fait ressentir directement par un tableau à la gloire de Jésus :
![]() |
Pantocrator 37x26cm Aquarelle sur papier 1992 |
- Les Christs au tempo de 1996. Autre point important dans sa peinture est cette logique des séries thématiques. Utilisées chez les impressionnistes comme Monet (la série des cathédrales) et Pissaro (Louveciennes) mais aussi chez le peintre expressionniste Soutine (ses glaïeuls), on les retrouvera chez Nabe à profusion et à différentes années, comme par exemple ses Christs (à la couronne de 1987 vus précédemment, ses Christs argentés de 2009), ses portraits (Billie Holiday, Marcel Proust, Céline), ses ruines etc...
- 2016 marque un renouveau dans la peinture de Nabe avec :
![]() |
Christ à la larme blanche 50x65cm Pastel, encre, encre de couleur et gouache sur papier 2016 |
Mise à jour du 14/05/16 : J'ai appris par David Vesper que Nabe avait déjà utilisé la technique du "dripping" (popularisé par Jackson Pollock ) pour le tableau du "Petit Palestinien" dans les années 2000 : "Cependant c'est avec ce Christ que le geste et la technique prennent tous leurs sens (justifiés), et ce à la fois dans l’œuvre de Nabe mais probablement dans l'histoire de la peinture tout court".
Quoi de plus logique et ayant plus de sens que d'utiliser le "dripping" pour fouetter Jésus de couleur lors d'une représentation de Flagellation ?
Jackson Pollock lui-même était conscient que l'exclusivité du dripping en tant que méthode de production d'une image n'était importante qu'en ce qui concernait la qualité esthétique de ses tableaux : "Évidemment que c'est le résultat qui compte-et-la manière dont la peinture a été appliquée est plutôt indifférente aussi longtemps que quelque chose a été dit. La technique est juste le moyen d'arriver à une déclaration" (Pollock - Léonhard Emmerling ; Taschen 2013).
![]() |
Christ au Sacré-Cœur noir 50x65cm Encre de couleur et gouache sur papier 2016 |
Autre mystère sur ce tableau avec ce Sacré-Cœur qui irradie de sa bénédiction : De quoi est fait ce noir-mazout encore frais du Sacré-Cœur du Christ ? Le secret est aussi bien gardé qu'un noir de Pierre Soulages.
Noir de Soulages (1981) |
![]() |
Portement de croix 50x65cm Encre de couleur et gouache sur papier 2016 |
Portage de croix qui ne laisse pas indifférent de part sa dimension, l'impression de volume des cheveux, mais aussi par la face tuméfiée du Christ. Ce travail de relief, de couleur et de grumeleux m'ont fait penser aux matières de Lucian Freud pour représenter sa peau lors de son autoportrait.
.
![]() |
Christ à la colonne sur fond bleu 29,7x42cm Gouache sur papier 2016 |
Les tableaux sont en vente en ligne ici : http://www.marcedouardnabe.com/tableaux/
et